DéFENDRE ET JUGER SUR LE TARMAC

5 juin 2013 – via le MRAP / tribune de Libé

 

TRIBUNE PAR  DES MAGISTRATS ET DES MILITANTS POUR LES DROITS DE L’HOMME

 

Au mois de septembre sera inaugurée une annexe du Tribunal de Grande Instance (TGI) de Bobigny au bord des pistes de l’aéroport de Roissy.

 

Pourquoi ce lieu incongru pour rendre la justice ?

Parce que cet aéroport recèle le plus important lieu de détention d’étrangers (une «zone d’attente» dite Zapi) dans lequel sont enfermés, chaque année, des milliers de personnes

(8 541 étrangers ont été placés en zone d’attente en 2011 dont près de 80 % à Roissy)

empêchées d’entrer en France, parfois arbitrairement, par la Police aux frontières (PAF).

La durée de cet enfermement est de quatre jours et peut être prolongée, à la seule demande de la PAF, par un juge judiciaire, le Juge des Libertés et de la Détention (JLD).

 

Faut-il s’en inquiéter pour la justice de notre pays ?

Non, répondent, complices, les ministères de l’Intérieur et de la Justice.

D’autant moins que cette «délocalisation» a été prévue de longue date par notre législateur et validée, sous réserves, par le Conseil constitutionnel.

 

Non, puisque sera ainsi respectée, dit-on, la dignité du justiciable, que la PAF ne sera plus obligée de transférer en fourgon de sa «geôle» de Roissy au TGI de Bobigny.

 

Non, argue-t-on, car il s’agit de bonne administration de la justice, alliée à des considérations d’efficacité puisque les effectifs de la PAF ne seront plus occupés qu’à la lutte contre les trafics de main-d’œuvre étrangère.

 

Ces justifications relèvent de la mystification.

 

Car l’indignité du transfert de Roissy à Bobigny - que rien n’interdirait d’humaniser – trouve sa source dans le principe même d’un enfermement dans le quasi secret et l’indifférence générale. Car le transfert d’avocats, de greffiers et de magistrats pour défendre et juger dans des locaux dépendant du ministère de l’Intérieur, constitue une atteinte à l’indépendance de la justice.

Ce n’est pas la première fois que la justice tente de se «délocaliser» pour de fausses bonnes raisons.

Les salles d’audiences des centres de rétention des étrangers du Canet et de Cornebarrieu ont d’ailleurs été fermées à la suite de la censure de la Cour de cassation.

 

Mais alors, pourquoi revenir à la charge, avec cette salle d’audience aéroportuaire ?

Depuis le milieu des années 90, les ministères de l’Intérieur successifs font pression pour que ces audiences soient organisées à Roissy.

Un premier local avait été aménagé à l’intérieur même de la Zapi mais était resté à l’abandon, tous les acteurs du monde judiciaire s’étant élevés contre cette délocalisation.

En octobre 2010, un appel d’offres était lancé pour l’extension des locaux préexistants avec une seconde salle d’audience et un accueil du public, pour 2,3 millions d’euros.

De toute évidence, le cahier des charges de ce marché était empreint de l’étude attentive des décisions de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel.

 

A quelques mois de cette inauguration où en sommes-nous ?

Le principe fondamental de la publicité des débats, condition absolue de l’indépendance et de l’impartialité de la justice, ne sera pas respecté compte tenu de l’éloignement de la salle d’audience et de son isolement dans la zone aéroportuaire sans, quasiment, aucun transport en commun.

Les tribunaux doivent être accessibles aux proches du justiciable, mais aussi au citoyen qui veut voir la justice de son pays ou au collégien qui vient découvrir ses métiers.

Les procès de Roissy ne verront ni citoyens ni collégiens.

Par ailleurs, le Juge des Libertés et de la Détention et l’avocat seront isolés, à l’écart de leurs collègues, et sous la pression constante de la police, chargée à la fois de gérer la Zapi et de saisir le juge.

 

Situé dans l’enceinte barbelée de la zone d’attente et au rez-de-chaussée même du bâtiment dans lequel sont enfermés les étrangers, rien ne sépare le futur «tribunal de Roissy» de cette «prison», si ce n’est une porte blindée.

Comment avoir confiance en l’impartialité d’une justice implantée dans le lieu même où l’on enferme ?

En réalité, cette annexe n’aura, de justice, que l’apparence puisqu’il ne sera rendu de décisions qu’à l’égard d’une seule catégorie de personnes - des étrangers - à la demande d’une seule et même partie - la Police aux frontières - poursuivant inlassablement l’unique objectif de leur enfermement.

Ainsi, le rêve inachevé du précédent gouvernement d’intégrer le juge dans une gestion performative des lieux où la France enferme ceux qu’elle entend refouler ou expulser est-il en passe d’être réalisé par des ministres apparemment déterminés à inaugurer ces tribunaux d’exception.

 

Est-il trop tard pour les en dissuader ?

 

 

Signataires :

Stéphane Maugendre Président du Groupe d’Information et de Soutien des Immigrés (Gisti),

Françoise Martres Présidente du Syndicat de la Magistrature,

Flor Tercero Présidente de Avocats pour la Défense des Droits des Étrangers (Adde),

Pierre Tartakowsky Président de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH),

Patrick Peugeot Président de la Cimade,

Anne Baux Présidente de l’Union Syndicale des Magistrats Administratifs (Usma),

Jean-Jacques Gandini Président du Syndicat des Avocats de France (SAF),

Bernadette Hétier Coprésidente du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap),

Didier Ménard Président du Syndicat de la Médecine Générale (SMG),

Anne Perraut-Soliveres Directrice de la rédaction de la revue «Pratiques»,

François Picart Président de l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (Acat),

Didier Fassin Président du Comité médical pour les exilés (Comede),

Jean-Éric Malabre Coprésident de l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé),

Claude Peschanski Présidente de l’Observatoire citoyen du Centre de Rétention Administrative de Palaiseau

 

la crazette n°6 janvier 2013 – LA CIMADE


Journal sur le centre de rétention



du Mesnil-Amelot


Extraits

 

Les Centres de Rétention Administrative (CRA) sont peu connus du grand public et de la société civile. Qu’est- ce qu’un CRA ?

C’est un lieu de privation de liberté, surveillé par la police aux frontières, où sont retenus des étrangers qui n’ont pas été en mesure de présenter les bons papiers au bon moment : l’antichambre de l’expulsion.

En Seine-et-Marne, La Cimade intervient pour aider les étrangers enfermés au CRA du Mesnil-Amelot.

Fidèle à sa mission de témoignage, elle souhaite par cette publication attirer l’attention des élus, des professionnels travaillant auprès des étrangers et des simples citoyens sur les réalités de la rétention administrative dans la région.

 

 

Quel changement !

 

La Cimade et le monde associatif n’étaient pas bercés d’illusions par le programme et les intentions de François Hollande concernant sa politique migratoire.

En janvier, nous avions demandé aux candidats de se positionner sur les 40 propositions pour une politique d’hospitalité, et d’indiquer les premières mesures qu’ils souhaiteraient mettre en œuvre en matière d’immigration.

Le ton employé dans sa réponse par le candidat socialiste semblait de bon augure et laissait penser que les lignes allaient un peu bouger: « Le droit à une vie familiale normale sera assuré et consolidé. […]

La politique du chiffre menée par la droite depuis 2007 aura conduit à instaurer un climat délétère et à banaliser la rétention des étrangers.

Je souhaite plus globalement que la rétention redevienne l’exception et non un instrument banal de procédure. Je souhaite que soient privilégiées les alternatives à l’enfermement. […] Sur la rétention des enfants, et donc des familles avec enfants, je me suis engagé à l’interdire dès mai 2012. […]

Ces procédures d’éloignement doivent s’inscrire dans le cadre de procédures garantissant le respect des droits des personnes ».

 

Après plusieurs mois au pouvoir, le président n’a pas tenu ses promesses.

Seule la circulaire concernant les étudiants très qualifiés a été abrogée.

Pour le reste, le gouvernement s’est précipité pour voter une énième loi répressive créant une sorte de garde à vue d’exception pour les étrangers : une nouvelle forme d’enfermement discriminatoire et inutile puisque la loi permet déjà de priver de liberté une personne pour vérifier son identité.

Les autres promesses sont toutes tombées aux oubliettes de l’Élysée et le ministre de l’Intérieur soigne son image de fermeté pour plaire à une frange de l’électorat facile à séduire.

Les lois votées par la droite et combattues par les socialistes sont appliquées avec autant de zèle que par le passé.

Un seul point positif tout de même : les discours xénophobes ne sont plus de mise.

 

La politique du chiffre est toujours en œuvre au quotidien et nous le constatons chaque jour qui passe au CRA du Mesnil-Amelot.

Aucune préfecture de France ne prend le temps nécessaire pour examiner, avec intelligence et dans le respect du droit, la situation des étrangers avant de les enfermer.

Nous rencontrons depuis le mois de mai toujours autant de parents d’enfants français, autant de personnes gravement malades (porteurs du virus de l’hépatite ou du VIH), autant de demandeurs d’asile primoarrivants, autant de conjoints de Français, autant de victimes de la double peine et parfois aussi quelques Français ou Italiens trop basanés.

 

Les pratiques sont ancrées profondément dans les administrations : police, gendarmerie et préfectures ont été encouragées à expulser sans discernement depuis que Nicolas Sarkozy a pris les manettes du ministère de l’Intérieur en 2003.

Il va falloir du temps et beaucoup de motivation politique pour faire changer ces habitudes. Certains fonctionnaires n’ont connu que cela depuis qu’ils sont en poste ; de nouvelles consignes sont peut-être dans les tuyaux, mais sur le terrain, pour l’instant, aucun changement.

 

En revanche, en Seine-et-Marne comme ailleurs, nous sommes les témoins d’un sacré tour de vis dans la politique répressive : encore des enfants et des nourrissons enfermés, toujours plus de malades expulsés, une augmentation très inquiétante des charters (européens ou « made in France » pour les Roumains) et surtout la recrudescence des désormais fameux laissez-passer européens.

Ce que la droite n’a pas osé faire, la gauche le fait : expulser des étrangers dans leur pays d’origine sans l’aval des autorités compétentes, sans document de voyage valide, en violation de la souveraineté des États.

 

Effectivement de ce point de vue là, le changement c’est maintenant !

Dessin de Plantu.