Pour vraiment contrôler
les frontières, il faudrait
un policier tous les 100 mètres
LE MONDE GEO ET POLITIQUE | 27.11.2013
Propos recueillis par
Cyril BENSIMON (Journaliste)
et Élise VINCENT (Journaliste - Chargée des thématiques immigration et diversité)
Les dernières semaines ont été marquées par deux drames qui ont bouleversé l'Europe :
- le naufrage de Lampedusa qui a fait plus de 360 morts (3-10-2013)
- et le décès de près de 100 migrants dans le nord du Niger, à une dizaine de kilomètres de la frontière algérienne (28-10-2013).
Directrice de recherche au CNRS,
affectée au Centre d'Études et de Recherches Internationales (CERI)
et spécialiste des questions migratoires, Catherine Wihtol de Wenden décrypte la mécanique des flux migratoires en Afrique.
Associé au CNRS depuis 1967, le CERI est devenu en 2002 une Unité Mixte de Recherche (UMR) sous la double tutelle de Sciences Po et du CNRS
56, rue Jacob 75006 PARIS - Tél. : 01 58 71 70 00
http://www.sciencespo.fr/ceri/fr/la-page-d-accuei
Pourquoi les pays européens et africains n'arrivent-ils pas à mettre un terme
à des tragédies comme celles de Lampedusa ou du Niger ?
On croit qu'en contrôlant les frontières cela va résoudre les choses.
Mais si on veut vraiment contrôler, il faut mettre un policier tous les 100 mètres.
Or on oublie que la majorité des migrants n'arrivent pas illégalement en Europe et encore moins par la mer. La plupart viennent avec des documents en règle, comme étudiants, travailleurs saisonniers ou touristes et restent ensuite en situation irrégulière.
Que faudrait-il faire ?
Il faudrait d'abord plus de volonté politique.
Aujourd'hui, on ne parle migrations ni au G8 ni au G20.
La gestion ne se fait plus que par l'opinion, à coups de sondages.
Or il faut ouvrir les frontières à plus de catégories de gens, car nous sommes dépendants démographiquement et économiquement de l'immigration.
Il faut permettre de voyager tant aux très qualifiés qu'aux peu qualifiés.
Les pays ne disent jamais qu'ils ont besoin de ces derniers.
Il faut aussi développer la mobilité pendulaire.
Beaucoup de gens du Maghreb aspirent à ce genre de vie.
Mais pour cela, il faut ouvrir l'accès aux titres de séjour de longue durée et à la double nationalité.
Pourquoi y a-t-il toujours en Afrique cette envie d'émigrer ?
Les gens qui partent sont issus de pays où l'âge médian est de 25 ans et où la population est de plus en plus scolarisée et urbaine. Mais elle n'a pas de travail. |
Du coup, elle est branchée toute la journée sur la télévision, les téléphones portables, et n'a pas de sentiment d'avenir, y compris dans les États qui ne sont pas si pauvres.
Il y a aussi un sentiment de « risque » permanent, environnemental, sanitaire ou politique.
Au Maroc, plus de 50 % des jeunes veulent partir à l'étranger.
Contrairement aux idées reçues, le développement n'est pas un facteur de stabilisation.
Ce ne sont jamais les plus pauvres qui partent, sauf en cas de catastrophe.
Comment une personne prend-elle la décision de partir ?
Souvent, il s'agit d'un jeune qui habite la campagne.
Il va d'abord à la ville. Il voit que ses amis ont accès à la monétarisation de l'économie.
Cela lui crée des besoins qu'il ne peut assouvir facilement : montre, ordinateur, téléphone, etc.
Et très vite, il y a une dépendance à la migration.
Dans certaines régions, on sait que la migration crée la migration.
Sur les 400 milliards de dollars (296 milliards d'euros) envoyés chaque année par les migrants dans leur pays d'origine, environ 15 % sont pour l'Afrique.
Les familles sont très favorables au départ.
Elles réunissent de l'argent, mettent en contact avec les passeurs.
Depuis les années 1990, les gouvernements ont par ailleurs compris qu'ils avaient intérêt à laisser sortir les gens.
Il est donc très facile d'aller chercher un passeport.
La traversée de la Méditerranée ne fait-elle toujours pas peur ?
Non, il n'y a pas d'hésitations.
En général, les passeurs logent les migrants dans des baraquements en attendant que la mer soit bonne.
La plupart des gens ont droit à trois tentatives.
Il suffit qu'un seul réussisse pour que tous les autres pensent qu'ils ont leur chance.
Beaucoup se disent : « Si je ne meurs pas en mer, je suis de toute façon mort chez moi. »
Comment les réseaux de passeurs se sont-ils construits ?
On trouve parmi eux beaucoup de « ratés » du passage.
Des gens qui ont échoué plusieurs fois.
Ils ont pu être reconduits dans leur pays d'origine ou dans un pays par lequel ils avaient transité.
Là ils sont devenus des spécialistes du voyage.
Les passeurs peuvent aussi être en uniforme.
Beaucoup de douaniers sont corrompus.
Mais on trouve aussi beaucoup de pêcheurs qui ont perdu leur travail et ont vu là une opportunité lucrative.
Combien coûte une traversée de la Méditerranée ?
Entre 3 000 et 4 000 euros.
Cela peut être les réserves d'une famille entière.
Cela coûte moins cher quand le passeur n'emmène pas la personne jusqu'en Europe et qu'elle s'arrête en route, pour travailler et gagner de l'argent.
C'est ainsi que des pays comme la Tunisie, la Turquie ou la Mauritanie sont devenus malgré eux des pays d'immigration « sas », avec toute une population qui ne sait plus très bien si elle veut rester ou continuer la route.
C'est dans ce contexte que le Maroc a annoncé, il y a peu, une grande opération de régularisation.
Quelles sont les principales routes migratoires du continent ?
Pour l'Afrique de l'Ouest, il y a deux voies.
La première passe par Nouadhibou, en Mauritanie.
Ceux qui l'empruntent espèrent aller jusqu'au Maroc pour franchir la frontière de l'enclave espagnole de Ceuta et Melilla.
L'autre voie passe plus à l'est, par le Niger (Agadez).
De là, les migrants entrent en Libye.
Certains tentent de rejoindre l'île italienne de Lampedusa, tandis que d'autres préfèrent faire le tour par la Grèce.
Pour l'Afrique de l'Est, les Somaliens, les Érythréens passent surtout par le Soudan, qui est aussi un pays d'émigration, avant de gagner la Libye ou l’Égypte.
Enfin, il y a ceux qui se dirigent directement vers le Yémen ou les pays du Golfe.
Ces routes ont-elles évolué récemment ?
Oui, car elles sont de plus en plus contrôlées.
Jusqu'au début des années 2000, l'un des principaux points de passage était le détroit de Gibraltar. Mais depuis l'arrivée de
Frontex
Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l'Union européenne,
en français "FRONTières Extérieures".
Son siège est à Varsovie (Pologne).
Elle est responsable de la coordination des activités des garde-frontières dans le maintien de la sécurité des frontières de l'Union avec les États non membres.
L'agence est opérationnelle depuis octobre 2005.
Les moyens sont souvent militaires.
et de SIVE (Système Intégré de Vigilance Externe)
financé par l’Union pour protéger la frontière espagnole des migrations venues d’Afrique,
fait appel à des techniques sophistiquées de surveillance maritime.
cet endroit est devenu très verrouillé.
Les gens ont donc rallongé leurs trajets.
Les Sénégalais, qui migraient avant vers l'Espagne en passant par la Mauritanie puis le Maroc, font désormais des milliers de kilomètres pour passer par les îles Canaries.
L'autre voie de contournement est la Turquie.
Beaucoup de gens se concentrent désormais à Istanbul avant de tenter leur chance.
Cela fait de très longs voyages, de quelques mois à plusieurs années.
Ce verrouillage des frontières a-t-il modifié les migrations intra-africaines ?
Non, pas particulièrement.
L'Afrique a ses propres pôles migratoires où le facteur d'attractivité qui prévaut est le dynamisme économique.
C'est le cas de l'Afrique du Sud, du Nigeria, du Maroc, et, plus récemment, de l'Angola.
Ce sont des pays qui demandent beaucoup de main-d’œuvre, notamment dans le tourisme, la construction ou l'agriculture.
La seule chose qui a évolué, c'est que le Golfe est devenu la troisième zone de migration au monde. Beaucoup d'Africains s'y rendent.
Il est relativement facile d'y accéder.
Mais les droits y sont très peu protégés et il n'y a pas de possibilité de regroupement familial.
Quel a été l'impact des « printemps arabes » ?
Cela a engendré un pic, car des points de passage traditionnels comme Zarzis, sur la côte tunisienne, n'étaient plus contrôlés comme du temps de Ben Ali.
Pour autant, ceux qui sont partis avaient, pour la plupart, déjà le projet de migrer.
Les « printemps arabes » n'ont pas donné envie de migrer à toute la population, au contraire.
Ce qui a changé, en revanche, c'est la façon dont sont appliqués les accords bilatéraux que l'Italie avait signés avec la Tunisie et la Libye.
Il y a moins de zèle de la part des nouveaux régimes car ces accords sont mal vus par leurs opinions.
Y a-t-il une évolution des profils des migrants ?
Oui et non.
Certains pays comme le Cameroun fournissent traditionnellement plutôt des élites.
Le Sénégal et l’Égypte envoient, eux, plutôt des flux mixtes.
Le Mali et la Mauritanie laissent partir une main-d’œuvre moins qualifiée.
Mais il y a aussi de plus en plus de pays du Sahel ou de la Corne de l'Afrique qui sont des viviers de migrants.
C'est en partie lié à l'évolution des transports, à la multiplication des réseaux de passeurs et aux conflits.
L'autre nouveauté, c'est la féminisation des flux et l'arrivée de mineurs.
Les vieux schémas migratoires de l'Afrique vers l'ancienne puissance coloniale sont-ils en train de changer ?
En partie.
Les flux traditionnels vers l'Europe continuent, mais les schémas migratoires se sont diversifiés pour aller, par exemple, vers des pays qui se découvrent riches, comme l'Angola.
La carte des conflits a aussi beaucoup changé.
Plus de 15 millions d'Africains se sont installés dans un autre pays du continent, en 2010.
Un Africain sur deux migre aujourd'hui vers un pays qui n'est pas en Europe.
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