PIERRE BENETTI - Libération - 9 JUILLET 2014 - RÉCIT

http://www.liberation.fr/societe/2014/07/08/dans-la-poche-d-hajar-un-bac-s-et-pas-de-papiers_1059891

 

DANS LA POCHE D’HAJAR,
UN BAC «S»

ET PAS DE PAPIERS

 

La lycéenne marocaine, scolarisée en France depuis dix ans, a reçu

une Obligation de Quitter le Territoire Français (OQTF) le jour des examens.

 

Quand on la voit, on ne dirait pas qu’elle vient de traverser une semaine d’épreuves devant sa copie et les services de l’immigration.

Son grand sourire s’accompagne d’une voix timide que couvre la rumeur du quartier de la Chapelle (Paris XVIIIe), où elle vit avec son père et son petit frère.

Hajar H. aura eu plus peur que les autres candidats au bac.

Le 16 juin, jour de la première épreuve, cette élève de terminale S du lycée Racine (Paris VIIIe) a reçu une Obligation de Quitter le Territoire Français (OQTF).

 

Le 26, le tribunal administratif a jugé que la préfecture de Paris avait fait

«une erreur manifeste d’appréciation».

«Mais ce n’est pas fini, ajoute Hajar, pensive. L’OQTF est juste suspendue.»

 

Rendez-vous.

Née en 1993 au Maroc, arrivée en France à 11 ans,

Hajar passe l’année scolaire 2009-2010 auprès de sa mère, gravement malade,

à Khouribga, (sud-est de Casablanca - cité minière, production de phosphates).

«Pour moi, il n’y avait pas de problème, puisque j’étais dans une école française !»

Protégée par la carte de résident de son père, elle demande en janvier 2013 un titre de séjour.

Elle y est autorisée par le Code de l’Entrée et du Séjour des Étrangers et du Droit d'Asile(CESEDA), qui stipule que la carte de séjour temporaire doit être délivrée à tout étranger accompagné par un parent et entré en France avant l’âge de 13 ans.

 

En juillet 2013, lors du premier d’une longue série de rendez-vous à la préfecture, on lui répond que son dossier est

«en cours de traitement», et qu’elle n’est pas «la seule» (1).

Or, selon le code,

«le silence gardé [par l’administration] pendant plus de quatre mois sur les démarches de titres de séjour vaut décision implicite de rejet».

 

Entre-temps, elle est devenue «étrangère en situation irrégulière».

Son avocate, Me Sarah Scalbert, conteste devant la justice la «décision implicite».

Hajar entre dans le tribunal la peur au ventre et sans amis.

L’occasion pour le représentant de la préfecture de dire qu’elle n’a pas l’air si intégrée que ça et que, pour son propre bien, mieux vaut qu’elle retourne au Maroc.

On lui reproche d’avoir attendu tout ce temps pour faire sa demande.

 

Pour Me Scalbert, «la préfecture s’est acharnée».

Car le 16 juin, l’administration dit avoir enfin étudié le dossier,

et noté son absence en 2009-2010.

Hajar a trente jours pour s’en aller.

Le lendemain, elle n’ose toujours pas en parler à ses amis et passe l’épreuve de physique.

«C’était impossible de me concentrer.

Au lieu de réfléchir, je pensais à ce qui allait se passer.»

 

Elle contacte Réseau Éducation Sans Frontières (RESF) et des journalistes.

Profs et copains remplissent la salle au second procès.

«Au moins, cette fois ils ont vu que j’étais intégrée… J’ai trouvé ça injuste pour Leonarda [jeune Rom expulsée à l’automne, ndlr],

mais je ne pensais pas que ça pouvait m’arriver.»

Ses enseignants témoignent de ses bonnes notes, disent qu’elle est acceptée dans une prépa pour devenir médecin, son rêve de gamine.

«La préfecture m’a même donné des noms d’écoles de médecine au Maroc, en disant qu’il y en a plein !»

 

Souvenirs.

En 1962, son père était venu travailler dans les mines de Forbach (Moselle).

Puis dans celles du Nord-Pas-de Calais et d’Allemagne.

Ce fils de petits commerçants polyglotte - arabe, français, «et même espagnol» - officiait comme traducteur.

Au temps où la France appelait les travailleurs de ses anciennes colonies.

«A l’époque, on leur donnait même une maison, s’exclame la jeune fille.

Mais il m’a dit qu’il a souvent failli mourir dans les usines…»

 

Depuis, il a pris sa retraite, les mines ont fermé,

«et on dit aux étrangers de s’en aller».

Elle aussi connaît l’arabe, mais à la maison on discute en français, et parfois le père s’énerve en allemand.

Sa mère, ex-professeure, vit toujours à Khouribga avec ses trois petites sœurs.

L’appartement parisien étant trop petit pour les accueillir.

 

Du Maroc, Hajar garde des souvenirs où

«on parlait français dans la cour de récréation».

Elle entend les histoires d’un oncle avocat devenu serrurier faute d’emploi, d’une tante qui en a trouvé un «en Amérique».

«Ils passaient des nuits à étudier et ça ne servait à rien.»

 

Un jour, un enseignant propose au père d’emmener la bonne élève en France.

«Je me sens profondément française, dit-elle.

Au Maroc en 2009, je ne me sentais pas chez moi. J’avais envie de rentrer.»

 

Avec ses lettres recommandées sans réponse, Hajar est un exemple parmi tant d’autres de jeunes majeurs attendant leur titre de séjour.

«Les jeunes dans son cas n’osent pas contester les décisions de la préfecture, explique Me Scalbert.

Ce qui a fait la différence, c’est sa réaction et son dossier scolaire.»

 

Dans six mois, un autre procès jugera de son expulsion.

Mais, depuis vendredi, Hajar est bachelière.

 

 

(1) Le 9e bureau de la préfecture n’a pas répondu à nos questions.